Découvrir ou partager le bonheur du chemin de St Jacques depuis Marseille par mes photos, films et conférences.
2ème épisode : Dampierre sur Salon
le Paquebot Kairouan
Et puis ce fut le départ !!
La nuit fut longue dans la cale du "Kairouan" qui nous éloignait de notre terre natale. La chaleur, les odeurs de sueurs mêlées à celles des embruns marins m'obligeaient à revivre les dernières heures passées.
Sur le quai de la gare d'Orléansville les adieux furent émouvants. Par ce début d'été 1951 le petit vent brûlant nous faisait lui aussi ses adieux. Quelques temps avant nous avions pris en taxi la direction de la gare. Nous étions tristes de laisser Maman et Roland. En effet une sombre difficulté de liquidation commerciale nous empêchait d'être tous du voyage. Ce devait être rapidement liquidé mais nous le verrons par la suite, la longue procédure me permit toutefois de revenir sur ces lieux que je croyais abandonnés à jamais...Dans le train "l'Inox" qui nous emmenait à Alger, nous avons regardé ensemble défiler les endroits qui nous avaient tant enchantés.Ce fut tout d'abord les environs de l'Orangeraie et les bois alentours où nous ramassions en saison les asperges sauvages, puis Pontéba et la Ferme, en contrebas dans cette plaine qui avait résonné de nos éclats de rires en famille,Oued-Foda en rasant la maison de tata Thérèse et ma petite cousine chérie!!
Et puis le paysage est devenu quelconque à nos yeux. Alors Gisèle et moi sommes allongés sur la banquette du compartiment pour sombrer dans un sommeil agité...
...La gare maritime d'Alger grouillait de monde. Les dockers s'agitaient dans tous les sens en s'énervant de la lenteur des autres employés. Des ordres montaient de tous les coins par dessus nos oreilles pour indiquer aux passagers la marche à suivre. Des femmes et des hommes transportaient de lourds ballots sur leurs épaules pour finalement s'engloutir dans le monstre blanc solidement amarré au quai par d'énormes cordages.
Mon père s'était déjà renseigné et nous le suivions tous très impressionnés par toute cette agitation. Gisèle et moi nous tenions la main surveillés de très près par notre sœur aînée maintenant désignée comme maman d'adoption.
Je sentais bien que, fière de cette nouvelle responsabilité, elle n'en demeurait pas moins amère. En effet son "chéri" restait ici sur cette terre qui allait s’éloigner de plus en plus et malgré la promesse de mariage elle devait accomplir une dernière fois, mais pour quelques trop longs mois son rôle de maman avec deux petits monstres qui ne se supportaient qu'à l'occasion !
Puis nous nous sommes retrouvés avec le reste des passagers sur le pont du navire à observer les manœuvres des autorités. La dernière attache libérée nous sépara définitivement de la terre. Tout ce que nous voyions devenait du passé. Le quai s'éloignait lentement et la mer nous happait.
Dans le jour déclinant, les maisons blanches de la Capitale nous faisaient leurs adieux. Nous regardions ce spectacle flamboyant quand notre père nous secoua vivement.Il venait de dénicher un coin tranquille dans la cale inférieure et nous devions faire vite avant qu'elle ne fût prise.
Après une collation sortie du sac, le sommeil commença à nous gagner.
Les premières heures d'épuisement passées, le ronronnement des machines, le choc des vagues contre la coque et les propos de quelques passagers eurent gain de cause sur notre sommeil. Gisèle et moi nous extirpèrent de notre couverture pour aller visiter quelques recoins du paquebot.
Nous n'osions aller trop loin, tant ce monde de bruit et de silence à la fois nous impressionnait. En montant une passerelle nous débouchâmes sur ce qui devait être le pont principal et sur lequel nous avions passé un bout de l'après midi.
Nous fûmes surpris par une obscurité et une lumière blafarde. De violentes bourrasques de vent et le bruit assourdissant de la mer vainquirent notre courage et c'est en dévalant la coursive que nous réveillâmes notre sœur et qui ne manqua pas de nous sermonner pour notre inconscience!
Dès les premières lueurs du jour....
Les premières lueurs du jour qui filtraient au travers d’un hublot, le bâillement d’un voyageur et son expression douloureuse d’une nuit trop courte, le gazouillis d’un bébé qui se transforme en vagissement pour réclamer sa première tétée, l’appel d’une mère discret puis exacerbé envers son enfant… toute une cacophonie de sons divers qui montaient crescendo pour enfin réveiller toute une population grimaçante et moulue de douleurs que la position prolongée sur les chaises longue savait engourdi !
Après un petit déjeuner frugal, ils remontèrent tous sur le pont. Un attroupement de quelques personnes, accompagné de petits cris d’admiration les attirèrent à l’avant du navire. Et là, en suivant des doigts pointés vers les flots, ils s’extasièrent sur un ballet de dauphins qui, précédant la proue du navire, fendaient joyeusement l’eau transparente. Un peu plus à l’écart, d’autres congénères s’élançaient dans les airs pour retomber bruyamment dans l’écume des flots, sous les bravos des spectateurs.
Un peu plus tard dans la matinée, un voyageur s’écria :
— France !... La France !
Le mot magique fut prononcé !... La Mère Patrie se dévoilait à travers une brume matinale qui, au fur et à mesure de l’approche du continent, se déchirait pour leur faire découvrir une côte qui leur semblait familière, tant la similitude avec celle qu’ils avaient quittée était grande. Avaient-ils réellement quitté leur pays ?
Ce n’est que lorsque le navire approcha de la rade phocéenne qu’ils prirent conscience du changement. Ils croisèrent une ile que certains appelaient le Frioul suivie d’une seconde dénommée Le Château d’If. Enfin, avec d’infinies précautions, le fier et immense cygne blanc s’engagea dans son port d’accueil.
Plus tard, les quais de la Joliette accueillirent toute une foule chargée de ballots, de sacs, de valises et qui s’égaillait ensuite dans la ville qui l’engloutissait.
Laurent et les siens se regardèrent un instant médusés, d’une manière étrange, avec le sentiment d’ouvrir ensemble une nouvelle porte, vers un futur inconnu, mais aussi vers de nouvelles aventures qui, pour Laurent, promettaient d’être palpitantes !
*********
Franche Comté des années 50
Terre ! Terre !
Un vacarme assourdissant envahissait la grande verrière de la Gare St Charles. Leur père leur avait demandé de l’attendre en début de quai, pendant qu’il se renseignait sur le trajet qui les emmènerait vers le nord.
Des haut-parleurs annonçaient des horaires et des destinations ponctués par des sifflements de chefs de gare que venait couvrir le bruit strident des dégagements brutaux de lâchers de vapeur des différents monstres à mécanique. Partout, des ordres de bagagistes, des interpellations de voyageurs, des cris d’enfants apeurés, des chocs métalliques. Tout un brouhaha d’une vie trépidante. Ils s’installèrent dans un des compartiments numérotés. Celui-ci était composé de deux banquettes face à face et d’un porte-bagages sur lequel leur père hissa les valises. Entre les deux, un miroir à mi-hauteur et des cadres illustrant des paysages métropolitains.
Le haut-parleur annonça leur départ :
— Attention, attention ! Le train n° 592, en partance pour Avignon, Montélimar, Valence et Lyon Perrache va partir… en voiture s’il vous plait !!...
Puis un long coup de sifflet, et quelques instants après, le train s’ébranla lentement provoquant une secousse du wagon. Gisèle et Laurent se précipitèrent à la fenêtre. A l’avant, la locomotive s’époumonait à tirer ce long convoi. Penchés par-dessus la vitre, ils n’avaient pas anticipé, un peu plus loin le tunnel qui leur rabattit en pleine figure les escarbilles et la fumée noire de la machine. Les visages bronzés qu’ils présentèrent firent éclater de rires tous les voyageurs du compartiment !
La suite du voyage se poursuivit normalement. A Lyon, le train stationna un long moment pour attendre les autres correspondances. Après une collation sortie du sac, ce fut : Villefranche-sur-Saône, Macon, Tournus, Châlons-sur -Saône, Beaune et enfin Dijon qu’ils atteignirent en fin d’après-midi. Sans tarder, ils sortirent de la gare bourguignonne où un autocar les attendait pour arriver en début de soirée, à Gray[1] le but final de cette journée. Là, une relation de leur père les accueillit pour les mener à un petit hôtel pour la nuit. Complètement exténués, ils sombrèrent tous dans un très profond sommeil.
Dès son réveil, Laurent se précipita à la fenêtre pour découvrir ce nouveau pays ! Le panorama s’ouvrit sous un soleil radieux avec, en premier plan, une écluse occupée par une péniche. En second plan, une large étendue d’eau retenue par un déversoir, barrait le fleuve Saône et sur laquelle un ballet de cygnes blancs évoluait gracieusement. Sur la gauche, les arches d’un pont menaient à une rotonde entourée de bâtiments aux toits rouge. En surplomb une église au clocher bulbeux dominait la vallée et donnait une identité particulière à ce paysage. Il apprit, par la suite que ce clocher de Notre-Dame-de-Gray était en réparation suite aux bombardements de la dernière guerre. Dans l’après-midi, ils prirent un autocar qui les amena enfin à leur destination finale : Dampierre-sur-Salon !
Ce village et ses habitants ont enrichi son adolescence et c’est toujours avec bonheur qu’ aujourd’hui encore, il retourne pour revivre avec émotions toutes les belles aventures qui ont bercé cette période.
Les regards envieux de ceux qu’ils avaient laissés, les images bucoliques distribuées, l’Hôtel du Soleil d’Or qui fut leur premier hébergement avant l’intégration dans leur nouvelle maison, l’encourageaient à la découverte de ce nouveau monde. Il mit tous ses sens en éveil pour happer toutes ces nouvelles végétations, ces nouvelles odeurs et saveurs, ces nouveaux visages. Un peu comme l’enfant qui vient de naître, il écarquillait les yeux. Tout était mieux qu’avant ! Là, des fraises rouges qui poussaient partout même dans les bois, ici des vaches blanches et rousses revenant des près en occupant toute la route, là-bas des canards sauvages barbotant sur les bords de l’eau au milieu des roseaux... L’abondance des arbres fruitiers le long des routes, donnaient selon la saison : cerises, pommes, poires à portée de main. Toute la nature semblait lui appartenir. A peine arrivé, il était déjà amoureux de ce pays !
Dampierre
Le village dominait au nord le reste de cette bourgade, située principalement en adret où s’écoulait, depuis l’ouest, la rivière le Salon et baignait le reste des habitations et de l’église avant d’aller grossir quelques kilomètres plus loin la rivière Saône. Une population essentiellement rurale à une époque où le mugissement des vaches, le caquètement des poules, l’aboiement de quelques chiens, le cri des paysans emplissaient tout l’espace d’une voierie non encore dominée par le monstre automobile. Le centre du village qui constituait la partie basse, abritait quelques commerces et artisans divers et c’est dans cet espace, au 70 rue Carnot, que se situait le salon de coiffure de leur père ainsi que leur nouveau lieu de vie qui allait durer une bonne douzaine d’années.
Les premières semaines de leur arrivée furent consacrées à leur installation : son père assurant les sujets pratiques et manuels, sa petite sœur et lui pour lui servir de soutien, tandis que l’aînée assurait l’intendance et le ménage… Et puis tout doucement ce petit monde trouva ses marques et ses futurs rêves à entretenir…
Le jour de la rentrée, l’école communale vécut une petite révolution. La jeune population, poussée par la curiosité, allait enfin faire connaissance de ce petit français d’Afrique !
Avec une certaine solennité le directeur de l’école des garçons, rassembla l’ensemble des deux classes « petits et grands » pour présenter Laurent.
— Nous sommes heureux de compter parmi nous un petit camarade qui vient d’un pays très lointain. Il vient d’Algérie et ses parents sont les nouveaux coiffeurs de notre village. Je vous demande de l’aider du mieux que vous pourrez afin qu’il se sente bien chez nous.
Puis dans un silence complet, les bras sagement croisés sur les blouses grises ou noires, comme dans toutes les écoles de France, les deux groupes suivirent leurs maîtres dans leur classe respective.
A la récré, un petit attroupement s’agglutina autour de lui, certains les yeux ronds, interrogeant sur ce mystérieux pays :
— Vous viviez comment là-bas ?...
— Ben, en Afrique, c’est dans des gourbis ! S’empressa d’informer son voisin.
— Oui, et là-bas y’a plein de bicots !! affirmait celui d’à côté.
Tandis que d’autres s’inquiétaient de savoir s’il y avait des lions, des singes ou des girafes dans les rues; si ils avaient des fouets pour les bicots !! Enfin, une avalanche de questions ou d’affirmations qui l’empêchaient de répondre. Il jugea que cela méritait une plus grande réflexion, surtout pour des gens qui vivaient encore sans tout-à-l’égout et des toilettes au fond du jardin[2]! Curieusement, il ne leur en voulait pas de leur ignorance mais pressentit que cela demanderait du temps pour les convaincre …
Il garde encore un souvenir bucolique de ces temps de l’école communale où le couple d’enseignants laissait le temps au temps. L’enseignement général était assuré, enveloppé de douceur, de décontraction, de longues récréations ou de merveilleuses balades à pieds dans la campagne. Et quand l’une ou l’autre était impossible, le maître allait décrocher au mur un violon et toute la classe entonnait, sous sa conduite, des chansons populaires d’autrefois. C’est peut-être depuis cette époque qu’il a trouvé plus d’intérêt dans la nature, le sport ou la poésie que dans les mathématiques !
En effet, il préférait les heures passées avec ses nouveaux camarades dans les bois à la recherche d’un nid de pies, de geais ou de corbeaux qu’il s’évertuait ensuite à élever à la maison au grand dam de ses deux sœurs. Ils participaient auprès des paysans, au rythme des saisons, à la confection de botte de foin ou de paille, à l’arrachage des betteraves et qui se terminait immanquablement, dans une grange aménagée avec des tréteaux, pour un goûter pantagruélique où trônaient pêle-mêle : tartes, biscuits, fruits, tranches d’énormes miches de pain, accompagnées de succulentes confitures, de mottes de beurre et de pots de miel local.
A ce sujet, leur instituteur possédait, en retrait de la cour, un jardin qui servait de laboratoire à leçons de choses qu’on appelle aujourd’hui pompeusement « science, vie, nature ». Un peu sur le côté, au fond de ce paradis, quatre ruches abritaient des nuées d’abeilles qui fabriquaient de l’or ! Non loin de là, de grands acacias leur servaient de garde-manger et pendant des heures et des jours durant, après des centaines de milliers d’aller-retour, elles confectionnaient un nectar transparent, tendre, soyeux : un délicieux miel blond ! Il revoit encore leur instituteur extirper d’une centrifugeuse manuelle ce liquide dont il est resté friand et qui lorsqu’il le déguste encore aujourd’hui, lui font remonter les parfums d’une riche nature, les rires et les bonheurs de joies simples. Toutes les explications de leur maître ont certainement contribué à l’admiration qu’il voue encore aujourd’hui, à ces insectes et au symbole de travail et de patience qu’ils représentent.
Don Camillo
Un autre événement qui marquera longtemps sa vie s’est déroulé un beau matin alors qu’il portait une planche de bois à son père pour réparer un morceau de sol. Dans le couloir qui donnait sur une grande pièce destinée au salon de coiffure, des pas lourds montèrent les trois marches d’accès à leur maison et le firent sursauter. Une poussée sur la porte laissa apparaître un géant noir de deux mètres encadrant toute l’ouverture mais qui, contrairement aux apparences, lui parut plutôt sympathique avec son visage ouvert et rieur coiffé d’une barrette[3] bien posée sur des cheveux blancs.
— Bonjour mon Grand ! … Je suis bien chez les nouveaux arrivants de notre village ?
— Heu… ben… balbutia-t-il tout de même impressionné par la carrure du personnage…
— Ton papa ou ta maman est là ? …
— Qui est ce ? lança mon père à travers la cloison.
— C’est …un monsieur…un Monsieur l’curé !!!
Immédiatement son père arriva, salua le visiteur en s’excusant de le recevoir ainsi en plein chantier.
— Que me vaut votre visite… mon Père ?
— Abbé Hugues, prêtre de la paroisse, pour vous saluer dit-il en soulevant légèrement sa toque …Je n’ai pu le faire depuis votre arrivée et vous m’en excuserez. Ensuite, j’ai remarqué votre présence à la messe dimanche dernier et me suis réjouis de constater une belle famille chrétienne. Sans la Maman apparemment… ??
Et son père de lui expliquer les raisons de l’absence de la mère ainsi que celle du fils cadet Roland retenus encore en Algérie afin de régler leur affaire commerciale. Tout en abrégeant sa visite, le prêtre les invita à la prochaine messe dominicale et au verre de l’amitié qui était prévu ensuite afin de préparer la kermesse prochaine.
Cette visite fut le départ d’une relation affective et très chrétienne qui durera fort longtemps.
Très vite, tant parents qu’enfants, avaient réussi à s’intégrer dans cette ambiance rurale très profonde. En quelques mois son père acquit une réputation professionnelle qui lui attirait une population des villages environnants. De son côté, Gisèle se trouva, chez la voisine, « une Tata » d’adoption qui, par la suite devint un peu leur confidente. Il faut dire que les autres parents étaient si loin à présent.
Laurent, quant à lui, n’eut que l’embarras du choix. Fafou, Dodoche, Titi, Jo, Mino, Souris entre autres, étaient tous des fervents adeptes d’aventures dans le Salon[4], au lieu-dit le Pont de Bois (dénommé ainsi malgré sa structure métallique), de cavalcades dans le chemin du tacot, ou de construction de cabanes dans la carrière du Père Rebourd. Des lieux d’inspirations pour des indiens et des cow-boys en herbe ! Les escapades dans les bois les transformaient en éclaireurs ou en trappeurs canadiens, à dénicher quelque geai, pie ou corbeau qu’ils essayaient en vain de domestiquer. L’aventure les rendait même assez intrépides pour oser se confronter, avec leur arc ou fronde de leur fabrication, aux hordes sauvages de quelques chiens errants ou bovins trop têtus !
A la campagne
L’insouciance était reine pendant les grandes vacances, même si pour soulager quelques camarades cultivateurs, Laurent participait de grand cœur à certains travaux des champs sous l’autorité des adultes qui les surveillaient de près. La sanction qu’ils redoutaient le plus était celle d’être punis et de ne plus être conviés le jeudi suivant ! Trois mois de longues et douces journées à plonger dans le barrage du Moulin de la Charme, pêcher le goujon ou la perche-soleil dans quelque trou du « Deuxième Pont », chercher, en fonction du temps, quelques baies sauvages: fraises, ou mûres de l’autre côté des « Charmottes », cueillir champignons des prés, « marauder » quelques fruits d’un verger plus succulents que ceux achetés, et revenir, barbouillés, crottés mais fiers d’aspirer de la liane séchée pour faire comme les grands ! La fessée qui les attendait n’effaçait pas l’extraordinaire sensation d’espace et de liberté qu’ils avaient ressentie …
Des jeux moins ’’dangereux’’ occupaient leurs après-midi: les jeux de bille « Au trou » ou « Au Triangle », le cerceau qu’ils faisaient rouler, par des exercices d’équilibre, dans les rues serpentées, les escaliers des maisons ou la balustrade du pont. Il leur arrivait de partager avec les filles des parties d’osselets, de marelle ou de sauts à la corde. Et si la pluie les privait de l’extérieur, ils se satisfaisaient de grandes batailles de petits chevaux ou bien de solitaire. Laurent appréciait toujours de prendre feuille et crayon et reproduire tableaux ou portraits d’artistes durant de longues heures.
Les hivers étaient plus rudes qu’aujourd’hui. Tous les ans, un épais manteau de neige recouvrait toute la campagne et assourdissait les bruits des êtres vivants et des mécaniques. Seul le croassement lugubre des corbeaux venait fendre un espace et un sol endormi dans la glace.
A la « Côte Renverse », la station d’hiver du village, ils s’exerçaient à dévaler la colline, au travers des quelques rares sapins, sur une luge de leur fabrication.
Avec la complicité du maître d’école, ils confectionnaient, dans la cour, une longue piste de glissade. Des « préposés » même étaient chargés de jeter quelques seaux d’eau le soir afin, qu’avec un saupoudrage de neige fraîche et un vieux pull-over de laine, ils puissent, au matin, lustrer énergiquement la surface gelée de la piste pour tenter de battre des records !
Après l’école, ils se retrouvaient au presbytère où la Nannie[5], une vielle fille dévouée à toutes les tâches de la paroisse surveillait, contrôlait ou conseillait sur les devoirs, du haut de son certificat d’étude, qu’elle n’avait pu avoir d’ailleurs !
Mais la tristesse et la rudesse de l’hiver, avait ses compensations. Les soirées étaient souvent occupées par des veillées chez des voisins ou amis devant une immense cheminée où l’on faisait griller noix et châtaignes. C’était aussi le temps de l’Avant et de la préparation de Noël, tant à l’église pour répéter les chants liturgiques qu’à la maison pour confectionner les pâtisseries traditionnelles.
Il se souvient avec une certaine nostalgie, en compagnie de ses frères et sœurs, les mains enfarinées à pétrir une pâte servant à la confection de croquets ou biscuits parfumés à la fleur d’oranger ou à l’anis, un souvenir de leur autre pays.
La confection de la crèche était un cérémonial particulier. Après avoir ramassé mousse et branchages dans les bois, il construisait un petit monde de rêve, constitué des personnages traditionnels. L’installation de Marie et Joseph était réservée, par habitude, aux parents. Puis, restait l’angoisse de la prochaine arrivée du Père Noël et dont la livraison de la commande était conditionnée bien sûr, aux résultats scolaires et au degré de leur gentillesse. Au retour de la messe de minuit, après avoir installé l’Enfant Jésus dans la crèche, Laurent et sa sœur se précipitaient dans leur lit pour vite s’endormir. Dès la première lueur du jour, amplifiée par le manteau neigeux, ils dévalaient les escaliers de leur chambre pour découvrir au pied du sapin décoré, des jouets confectionnés par leur père, des fruits et des friandises dans leurs chaussures cirées et bien alignées.
Trois grands personnages dominaient la vie de ce village : le maire, bien sûr, mais plus encore, avec une certaine égalité complice ou rivale, le maître d’école et le curé ! Les vieux étaient le domaine du maire tandis que les enfants étaient partagés entre les deux autres autorités.
Le jeudi matin Sœur Jean, leur Super Nannie de l’époque, leur prodiguait, depuis la cure voisine avec l’Abbé Hugues, l’enseignement du catéchisme en leur faisant réciter les prières les préparant à leur communion solennelle.
Les jeudis après-midi étaient souvent occupés chez les Louveteaux. Encadrés par des « grandes », ils parcouraient la campagne ou les bois de « la Marquise », suivaient avec envie les préparatifs au camp des plus grands: les Scouts sous la tutelle de M. le Curé qui était fier de sa jeunesse ! Mais, malgré leur impatience, il leur faudrait attendre que leurs dents de louveteaux s’aiguisent un peu plus !
Tout ce petit monde participait à toutes les commémorations nationales, devant le monument aux Morts pour chanter la Marseillaise, sous la baguette du Directeur d’école, l’œil attentif de Monsieur le Curé et… supervisé par Monsieur le Maire du village !
Un événement vint pourtant troubler cette quiétude.
En 1956, l’affaire s’étala sur toutes les unes des quotidiens et tous les adultes s’inquiétèrent de la suite du drame:
« Tuerie en Algérie ! Macabre découverte à Palestro !... Une section entière de militaires prise dans une embuscade. »
Sans trop comprendre de ce lointain et méconnu département, la population sentait bien que ce qui semblait n’être qu’escarmouches sans grande importance pourrait bien se transformer en une guerre.
Evidemment, les parents de Laurent, se sentant direc-tement concernés, s’informaient par courrier, par télégramme ou parfois par téléphone des éventuelles conséquences sur place.
Après le drame du tremblement de terre d’Orléansville, qui avait épargné leur famille, une autre inquiétude, plus durable, allait les préoccuper.
Quelle solution, quel personnage providentiel viendrait mettre un terme à ce qui semblait pour le moment,
insoluble ?
L’insouciance se muait en angoisse…
[1]Sous-préfecture de la Haute Saône sur les bords du fleuve.
[2]Retard de la campagne française par rapport de celle de l’Algérie à cette époque.
[3]Couvre-chef de prêtre
[4]Salon est le nom de la rivière
[5]En Franche Comté on rajoute facilement l’article devant le nom ou le prénom.
Retours
Haut de Page Menu S/Menu